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Page:Anatole France - Le Lys rouge.djvu/72

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Elle secoua brusquement sa petite tête.

— Que voulez-vous ? Je suis âpre et volontaire. C’est dans le sang. Je tiens de mon père. Vous connaissez Joinville ; vous avez vu le château, les plafonds de Lebrun, les tapisseries faites au Maincy pour Fouquet, vous avez vu les jardins dessinés sur les plans de Le Nôtre, le parc, les chasses, — vous disiez qu’il n’y en a pas de plus belles en France ; — mais vous n’avez pas vu le cabinet de travail de mon père : une table de bois blanc et un cartonnier en acajou. C’est de là que tout sort, mon ami. Sur cette table, devant ce cartonnier, mon père a fait des chiffres pendant quarante ans, d’abord dans une petite chambre, place de la Bastille, puis dans l’appartement de la rue de Maubeuge, où je suis née. Nous n’étions pas encore très riches en ce temps-là. J’ai vu le petit salon de damas rouge avec lequel mon père s’est mis en ménage et que maman aimait tant. Je suis une enfant de parvenu, ou de conquérant, c’est la même chose. Nous sommes des gens intéressés, nous. Mon père a voulu gagner de l’argent, posséder ce qui se paye, c’est-à-dire tout. Moi, je veux gagner et garder… quoi ?… je n’en sais rien… le bonheur que j’ai… ou que je n’ai pas. Je suis cupide à ma manière, cupide de rêve, d’illusions. Oh ! je sais bien que tout cela ne vaut pas la peine qu’on se donne, mais