Page:Anatole France - Le Petit Pierre.djvu/243

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

de ses besicles, baissait ; ses mauvais yeux lui faisaient faire des méprises, dont je riais d’abord, et qui me troublèrent bientôt par leur nombre et leur grandeur. Elle prenait de la cire à parquet pour une croûte de pain et son torchon sale pour le poulet qu’elle venait de plumer. Croyant une fois s’asseoir sur son tabouret, elle s’assit sur un théâtre de marionnettes que mon parrain m’avait donné et qu’elle brisa avec un grand fracas, sans s’excuser, dans sa frayeur mortelle. Elle perdait la mémoire, brouillait les époques, parlait comme d’événements récents du bal champêtre donné pour le couronnement de l’Empereur, et où elle avait dansé avec le maire du village, et du baiser que, lors de l’invasion, elle avait refusé, non sans péril, à un cosaque logé à la ferme. Elle contait souvent les mêmes histoires et revenait sempiternellement sur le froid qu’il faisait le 15 décembre 1840, quand l’Empereur fut ramené à Paris. On avait posé sur son cercueil son petit chapeau et son épée. Elle les avait vus et pourtant elle ne croyait point qu’il fût mort. Son esprit se troublait ; elle ne pouvait quitter un moment sa cuisine sans craindre d’avoir oublié de