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LES DIEUX ONT SOIF

jouets, nommé Joly, et il résolut d’aller dès le lendemain lui offrir ce que refusait le pusillanime Caillou.

Une pluie fine vint à tomber. Brotteaux, qui en craignait l’injure pour ses pantins, hâta le pas. Comme il passait le Pont-Neuf, sombre et désert, et tournait le coin de la place de Thionville, il vit à la lueur d’une lanterne, sur une borne, un maigre vieillard qui semblait exténué de fatigue et de faim, et gardait encore un air vénérable. Il était vêtu d’une lévite déchirée, n’avait point de chapeau et semblait âgé de plus de soixante ans. S’étant approché de ce malheureux, Brotteaux reconnut le Père Longuemare, qu’il avait sauvé de la lanterne, six mois en çà, tandis qu’ils faisaient tous deux la queue devant la boulangerie de la rue de Jérusalem. Engagé envers ce religieux par un premier service, Brotteaux s’approcha de lui, s’en fit reconnaître pour le publicain qui s’était trouvé à son côté au milieu de la canaille, un jour de grande disette, et lui demanda s’il ne pourrait point lui être utile.

— Vous paraissez las, mon Père. Prenez une goutte de cordial.

Et Brotteaux tira de la poche de sa redingote puce un petit flacon d’eau-de-vie, qui y était avec son Lucrèce.