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Page:Anatole France - Les dieux ont soif.djvu/213

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LES DIEUX ONT SOIF

comme un droit dont ils sont impatients de jouir. Ce n’est pas assez de cette multitude dont le zèle des délateurs a rempli les prisons et que l’accusateur public et ses acolytes s’épuisent à faire passer devant le Tribunal : il faut pourvoir encore au supplice de ceux qui ne veulent pas attendre. Et tant d’autres, encore plus prompts et plus fiers, enviant leur mort aux juges et aux bourreaux, se frappent de leur propre main ! À la fureur de tuer répond la fureur de mourir. Voici, à la Conciergerie, un jeune militaire, beau, vigoureux, aimé ; il a laissé dans la prison une amante adorable qui lui a dit : « Vis pour moi ! » Il ne veut vivre ni pour elle, ni pour l’amour, ni pour la gloire. Il a allumé sa pipe avec son acte d’accusation. Et, républicain, car il respire la liberté par tous les pores, il se fait royaliste afin de mourir. Le Tribunal s’efforce de l’acquitter ; l’accusé est le plus fort ; juges et jurés sont obligés de céder.

L’esprit d’Évariste, naturellement inquiet et scrupuleux, s’emplissait, aux leçons des Jacobins et au spectacle de la vie, de soupçons et d’alarmes. À la nuit, en suivant, pour se rendre chez Élodie, les rues mal éclairées, il croyait, par chaque soupirail, apercevoir dans la cave la planche aux faux assignats ; au fond de la boutique vide du boulanger ou de l’épicier il