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LES DIEUX ONT SOIF

chère maman, ma petite maman, je ne veux pas qu’on me le tue. Je l’aime ! je l’aime ! Il a été si bon pour moi, et nous avons été si malheureux ensemble ! Tiens, ce carrick, c’est un habit à lui. Je n’avais plus de chemise. Un ami de Fortuné m’a prêté une veste et j’ai été chez un garçon limonadier à Douvres, pendant qu’il travaillait chez un coiffeur. Nous savions bien que, revenir en France, c’était risquer notre vie ; mais on nous a demandé si nous voulions aller à Paris, pour y accomplir une mission importante… Nous avons consenti ; nous aurions accepté une mission pour le diable. On nous a payé notre voyage et donné une lettre de change pour un banquier de Paris. Nous avons trouvé les bureaux fermés : ce banquier est en prison et va être guillotiné. Nous n’avions pas un rouge liard. Toutes les personnes à qui nous étions affiliés et à qui nous pouvions nous adresser sont en fuite ou emprisonnées. Pas une porte où frapper. Nous couchions dans une écurie de la rue de la Femme-sans-tête. Un décrotteur charitable, qui y dormait sur la paille avec nous, prêta à mon amant une de ses boîtes, une brosse et un pot de cirage aux trois quarts vide. Fortuné, pendant quinze jours, a gagné sa vie et la mienne à cirer des souliers sur la place de Grève. Mais lundi un membre de la Commune