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LES DIEUX ONT SOIF

mit le pied sur la boîte et lui fit cirer ses bottes. C’est un ancien boucher à qui Fortuné a donné autrefois un coup de pied dans le derrière pour avoir vendu de la viande à faux poids. Quand Fortuné releva la tête pour réclamer ses deux sous, le coquin le reconnut, l’appela aristocrate et le menaça de le faire arrêter. La foule s’amassa ; elle se composait de braves gens et de quelques scélérats qui criaient : « À mort l’émigré ! » et appelaient les gendarmes.

À ce moment, j’apportais la soupe à Fortuné. Je l’ai vu conduire à la section, et enfermer dans l’église Saint-Jean. J’ai voulu l’embrasser : on me repoussa. J’ai passé la nuit comme un chien sur une marche de l’église… On l’a conduit, ce matin…

Julie ne put achever ; les sanglots l’étouffaient.

Elle jeta son chapeau sur le plancher et se mit à genoux aux pieds de sa mère :

— On l’a conduit, ce matin, dans la prison du Luxembourg. Maman, maman, aide-moi à le sauver ; aie pitié de ta fille !

Tout en pleurs, elle écarta son carrick et, pour se mieux faire reconnaître amante et fille, découvrit sa poitrine ; et, prenant les mains de sa mère, elle les pressa sur ses seins palpitants.

— Ma fille chérie, ma Julie, ma Julie ! soupira la veuve Gamelin.