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LES DIEUX ONT SOIF

le sentiment, mais sans y réussir, et, peu à peu, au contraire, il sentait l’air infect du cachot apporter à ses poumons, avec la chaleur de la vie, la conscience de son intolérable misère.

Cependant ses deux compagnons tenaient son silence pour une cruelle injure. Brotteaux, qui était sociable, essaya de satisfaire leur curiosité ; mais, quand ils apprirent qu’il était ce que l’on appelait « un politique », un de ceux dont le crime léger était de parole ou de pensée, ils n’éprouvèrent pour lui ni estime ni sympathie. Les faits reprochés à ces deux prisonniers avaient plus de solidité : le plus vieux était un assassin, l’autre avait fabriqué de faux assignats. Ils s’accommodaient tous deux de leur état et y trouvaient même quelques satisfactions. Brotteaux se prit à songer soudain qu’au-dessus de sa tête tout était mouvement, bruit, lumière et vie, et que les jolies marchandes du Palais souriaient derrière leur étalage de parfumerie, de mercerie, au passant heureux et libre, et cette idée accrut son désespoir.

La nuit vint, inaperçue dans l’ombre et le silence du cachot, mais lourde pourtant et lugubre. Une jambe étendue sur son banc et le dos contre la muraille, Brotteaux s’assoupit. Et il se vit assis au pied d’un hêtre touffu, où chantaient les oiseaux ; le soleil couchant couvrait la