Aller au contenu

Page:Anatole France - Les dieux ont soif.djvu/283

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
273
LES DIEUX ONT SOIF

traient de la gaîté et un goût vif pour la plaisanterie. Peu disposé à admirer les hommes, il attribuait la bonne humeur de ses compagnons à la légèreté de leur esprit, qui les empêchait de considérer attentivement leur situation. Et il se confirmait dans cette idée en observant que les plus intelligents d’entre eux étaient profondément tristes. Il s’aperçut bientôt que, pour la plupart, ils puisaient dans le vin et l’eau-de-vie une gaîté qui prenait à sa source un caractère violent et parfois un peu fou. Ils n’avaient pas tous du courage ; mais tous en montraient. Brotteaux n’en était pas surpris : il savait que les hommes avouent volontiers la cruauté, la colère, l’avarice même, mais jamais la lâcheté, parce que cet aveu les mettrait, chez les sauvages et même dans une société polie, en un danger mortel. C’est pourquoi, songeait-il, tous les peuples sont des peuples de héros et toutes les armées ne sont composées que de braves.

Plus encore que le vin et l’eau-de-vie, le bruit des armes et des clés, le grincement des serrures, l’appel des sentinelles, le trépignement des citoyens à la porte du Tribunal enivraient les prisonniers, leur inspiraient la mélancolie, le délire ou la fureur. Il y en avait qui se coupaient la gorge avec un rasoir ou se jetaient par une fenêtre.