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LES DIEUX ONT SOIF

leurs chevaux. Au coin de la rue Honoré, les insultes redoublèrent. Des jeunes gens, attablés à l’entresol, dans les salons des traiteurs à la mode, se mirent aux fenêtres, leur serviette à la main, et crièrent :

— Cannibales, anthropophages, vampires !

La charrette ayant buté dans un tas d’ordures qu’on n’avait pas enlevées en ces deux jours de troubles, la jeunesse dorée éclata de joie :

— Le char embourbé !… Dans la gadoue, les jacobins ! Gamelin songeait, et il crut comprendre.

« Je meurs justement, pensa-t-il. Il est juste que nous recevions ces outrages jetés à la République et dont nous aurions dû la défendre. Nous avons été faibles ; nous nous sommes rendus coupables d’indulgence. Nous avons trahi la République. Nous avons mérité notre sort. Robespierre lui-même, le pur, le saint, a péché par douceur, par mansuétude ; ses fautes sont effacées par son martyre. À son exemple, j’ai trahi la République ; elle périt : il est juste que je meure avec elle. J’ai épargné le sang : que mon sang coule ! Que je périsse ! Je l’ai mérité… »

Tandis qu’il songeait ainsi, il aperçut l’enseigne de l’Amour peintre, et des torrents d’amertume et de douceur roulèrent en tumulte dans son cœur.