Page:Anatole France - Pierre Nozière.djvu/159

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

blant toutes par cet air apaisé que donne l’habitude de la célébrité. Ils étaient au régime pour la plupart, et des bouteilles d’eaux minérales couvraient la table. Chacun avoua quelque misère de l’estomac, du foie ou des reins. Ils s’intéressaient tous à l’état d’un seul, qu’ils comparaient au leur. On attaqua tous les sujets, théâtre, littérature, politique, art, affaires, scandales, nouvelles du jour, mais de biais et légèrement. Ces hommes avaient pris avec l’âge des façons assez douces. Le temps les avait polis à la surface. Une pratique savante des idées et aussi l’indifférence qu’inspirait à chacun toute pensée étrangère à la sienne, leur communiquaient les dehors aimables de la tolérance. Mais on s’apercevait bien vite qu’ils étaient au fond divisés sur toutes les questions importantes, religion, État, société, art, qu’il ne subsistait entre eux d’autre lien moral que la prudence et l’indifférence et que si, par hasard, ils se trouvaient une fois d’accord, c’était sur quelque lieu commun que, faute d’attention, d’intelligence ou de courage, ils n’avaient jamais examiné. Je fis encore cette observation que, s’ils découvraient chez un contradicteur, fût-ce dans la théorie la plus abstraite ou dans