Page:Anatole France - Rabelais, Calmann-Lévy, 1928.djvu/136

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avarice, soustrait un exemplaire de ce livre étant encore sous presse ». Le reproche ne se conçoit pas. Dolet n’avait eu qu’à prendre un des nombreux exemplaires des vieilles éditions ; et, s’il s’était procuré frauduleusement pour les copier les feuilles de la nouvelle édition amendée et expurgée, son édition se serait trouvée pareillement expurgée et amendée. Rabelais, sous le nom de son imprimeur, ajoute que Dolet est un monstre « né pour l’ennui et injure des gens de bien ». Il était peu perspicace ayant mis dix ans à s’en apercevoir. Cette aventure est triste et c’est une aventure éternelle. Que ce soit l’humanisme, la liberté intellectuelle et morale, la justice, ou toute autre tendance généreuse, les esprits se soulèvent en un puissant mouvement. Entre défenseurs de la même cause, entre ouvriers de la même œuvre, on s’unit, on se soutient, on s’excite, on s’anime ; la grande tâche en est allégée et généreusement enlevée. Puis on se lasse, on s’arrête. C’est l’heure mauvaise des querelles, des récriminations, des disputes, des brouilles. Ne soyons pas trop sévères pour Rabelais. Il n’était après tout qu’un homme, et les qualités exquises de son esprit ne le rendaient que plus sensible, plus inquiet et plus irritable. Dolet, ce brutal, l’avait poussé à deux doigts de la prison, vers le bûcher ; il lui avait fait peur. Hélas ! nous sommes méchants quand nous avons peur.