Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/172

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d’autres nations du Nord, qu’un effort pour se distraire ou combler un vide intérieur.

C’est dans la poésie et la musique populaires, dans les pesny et les chansons de la Grande-Russie que Herzen appelait des larmes sonores, dans ces airs d’un rythme lent et en tons mineurs, que perce le mieux la mélancolie du sol et du climat. Entre les chants russes et les canzoni de Naples ou de Sicile, qui sont comme imprégnés de soleil, il y a toute la distance des antipodes. Dans les chants du peuple une teinte de tristesse douce colore de nuances élégiaques le fond réaliste du caractère national ; dans la littérature et la poésie cultivée, cette tristesse prend une saveur plus pénétrante et plus amère. De Lermontof et Pouchkine à Nékrasof et à Tioutchef, la poésie de toutes les écoles en est imbue ; on la sent dans la vie, comme dans l’œuvre de tous ces poètes, pour la plupart, morts jeunes et souvent de mort tragique. « Tristesse, scepticisme, ironie, sont les trois cordes de la littérature russe, » écrivait jadis Herzen qui eût pu se citer en exemple. « Notre rire, ajoutait-il, n’est qu’un ricanement maladif[1]. » Le fait est que la gaieté sarcastique de Gogol est parfois plus navrante que les plus sombres humoristes anglais.

Cette sorte de mélancolie, inspirée par le climat et entretenue par le régime politique, incline parfois l’âme russe à un mysticisme qui triomphe de ses instincts réalistes ou s’allie avec eux d’une manière étrange, témoin plus d’une secte populaire et plus d’un écrivain national, tels que Joukovsky, Gogol, Dostoievsky, Tolstoï. Entre cette tristesse spontanée, parfois coupée d’accès de jovialité, et l’espèce de pessimisme, si marqué dans plus d’une secte ignorante comme dans le nihilisme de la jeunesse lettrée, il est également aisé de trouver un lien.

Chez l’homme du peuple, celle mélancolie inconsciente se marie fréquemment à un fatalisme résigné, et par suite,

  1. Le peuple russe et le socialisme.