Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/198

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des crimes politiques. Il est antérieur à toutes les tentatives de ce genre, il peut leur survivre ou leur redevenir étranger[1].

Peu de dénominations ont prêté à plus d’équivoques que ce terme de « nihilisme » qui n’est en somme qu’un spirituel sobriquet, rejeté par la plupart de ceux qu’il désigne[2]. Comme il arrive souvent aux appellations de cette sorte, le mot nihilisme a deux ou trois fois changé de sens, ou mieux, ce surnom dédaigneux a été successivement appliqué à des tendances ou des doctrines différentes, bien que naturellement reliées les unes aux autres par une filiation plus ou moins directe. On y peut distinguer trois phases et pour ainsi dire trois états ou métamorphoses. Dans sa première acception le « nihilisme » n’avait presque rien de politique : ce n’était guère qu’une manière d’être, de penser, de parler, un genre, une mode, on pourrait dire une prétention et une attitude en vogue dans la jeunesse de 1860 à 1870, parmi les étudiants des universités et les étudiantes aux cheveux courts de l’intérieur ou de l’étranger. On désignait ainsi un esprit de révolte contre les idées reçues et les conventions sociales, contre toutes les autorités traditionnelles et les vieux dogmes religieux ou politiques, esprit de négation, empreint d’un matérialisme intolérant et d’un naïf radicalisme qui n’étaient au fond qu’une violente

  1. Parmi les conspirateurs, beaucoup et parfois les plus entreprenants sont d’origine juive. Cela a fait dire à certaines feuilles russes, heureuses de trouver un bouc émissaire étranger, que tout le mal venait du dehors et des Juifs. Il n’y a là rien de sérieux. Le nihilisme est bien russe, quoiqu’il y ait nombre de nihilistes en dehors de la Russie. Pour ce qui regarde les Israélites, on pourrait dire qu’il se rencontre parfois aujourd’hui une sorte de nihilisme juif qui s’allie naturellement au nihilisme slave. La situation inférieure, faite aux nombreux Juifs de Russie par les lois ou les mœurs, est pour beaucoup, du reste, dans leur participation aux complots. Voy. t. III, I. IV, ch. iii.
  2. Ce nom vient d’un roman d’Ivan Tourguénef, Pères et Enfants, où le célèbre romancier a peint vers 1860, la première génération de « nihilistes ». D’ordinaire les révolutionnaires russes s’intitulent eux-mêmes démocrates-socialistes ou simplement propagandistes, et le plus souvent leurs diverses fractions se distinguent par le nom des feuilles clandestines qui leur servent d’organes. (Voy. t. II, liv. V., ch. iii.)