Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/199

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réaction de l’âme russe contre le système gouvernemental et le joug intellectuel sous lequel elle avait longtemps été pliée. C’est là le premier et, à proprement parler, le vrai nihilisme, celui qu’ont dépeint en traits immortels les plus célèbres romanciers de la Russie, celui dont le Bazarof de Tourguénef et l’Hélène de Pisemski demeurent de vivantes personnifications[1].

Après ce nihilisme théorique et abstrait, souvent amateur et dilettante, parfois tout de pose et de dehors, qui ne mettait encore ses maximes en pratique que dans la vie individuelle et les relations privées, est venu vers 1871, sous la double influence de la Commune de Paris et de l’Internationale, le nihilisme agissant et agitateur, transformé en socialisme militant, s’efforçant de répandre ses idées dans le peuple, nihilisme déjà politique et révolutionnaire, recourant à l’association et à la propagande secrète, mais non aux complots et au meurtre. Ce n’est qu’après quelques années de déboires, vers 1877-1878, que ce nihilisme prédicateur et pacifique se transforme en parti violent, fait appel aux conspirations et aux attentats, prend pour instrument, la dynamite et pour mot d’ordre la terreur[2]. Sous ce triple aspect de radicalisme spéculatif, d’apostolat socialiste, de terrorisme révolutionnaire, le « nihilisme » a éclairé le tempérament russe d’un jour entièrement nouveau. Il nous y a découvert une puissance de logique dans l’esprit et une force de volonté dans le caractère, une capacité de passion, de fanatisme, d’opiniâtreté et de dévouement, dont on pourrait retrouver l’analogue chez les sectes populaires, mais qui, chez les Russes civilisés, ont été pour l’Europe une véritable révélation.

Le nihilisme a beau se rattacher de loin à la métaphy-

  1. Bazarof, l’étudiant en médecine, le héros de Pères et Enfants ; — Hélène Jiglioski, l’héroïne du roman de Pisemski, traduit en français sous le titre : Dans le tourbillon. Charpentier 1882.
  2. Les motifs de cette brusque évolution du socialisme au terrorisme sont exposés dans notre tome II, liv. VI, chap. ii, là où nous étudions la formation et l’organisation du parti révolutionnaire.