Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/380

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une entrave : il ralentît par son poids la marche de la société au lieu de l’accélérer. C’est, à tout le moins, un anachronisme, une institution qui survit aux besoins dont elle est sortie. À une époque où l’initiative privée sous toutes ses formes, où la science et l’art, l’industrie et le commerce tiennent tant de place, les slougennyé lioudi, les hommes au service public, cessent d’être toujours les plus utiles ou les plus remarquables serviteurs du pays. Il devient de plus en plus malaisé de faire un classement des talents, il devient impossible de marquer le rang et les mérites de chacun d’un signe extérieur, d’un chiffre. Il ne se trouve plus de poids pour peser les intelligences, il n’y a plus pour l’esprit de mètre légal ou d’étalon officiel, plus de mesure commune adaptée à tant de capacités différentes. On fait un vain effort pour assimiler à des grades militaires des professions naturellement indépendantes et rebelles à toute hiérarchie, ou des carrières naturellement livrées à toutes les chances, à toute la mobilité de la concurrence.

En Russie, l’habitude de tout faire rentrer dans les quatorze cases du tableau des rangs a longtemps conduit à tout classer, et pour ainsi dire à tout coter, à tout numéroter. Les arts mêmes n’y ont point entièrement échappé : les acteurs, les chanteurs des théâtres impériaux ont été officiellement divisés en plusieurs catégories, ayant chacune son rang et ses droits déterminés. De là vient la bizarrerie de tant de titres ou de qualifications russes, comme le candidat, puis le conseiller de commerce ou de manufacture, titre qui fait monter un négociant souvent plusieurs fois millionnaire au niveau de la septième ou huitième classe, c’est-à-dire d’un major ou d’un lieutenant-colonel. Avec une telle méthode, il eût au moins fallu créer des généraux de commerce, et l’on eût dû avoir des maréchaux de science ou de poésie. On racontait, durant un de mes voyages en Orient, que, pour remercier son médecin de l’avoir guéri d’un anthrax, le sultan l’avait élevé au rang de général de division. Des nominations ou mieux des pro-