Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/392

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qu’il ne se formât pas une société plus étroite, plus exclusive, jalouse de se distinguer de tout ce qui l’entourait, jalouse de s’élever au-dessus de la plèbe vulgaire du tchine, qui menaçait de tout ravaler à son niveau. Chassé de l’état et de la politique par le tableau des rangs, l’esprit aristocratique a cherché un refuge dans les salons et s’y est retranché comme dans une forteresse. À ce point de vue, il existe encore en Russie une aristocratie de mœurs, de position, de famille, aristocratie mondaine, se reconnaissant non point aux titres et aux blasons, mais à l’éducation et aux relations. Dans ce milieu même, dans cette haute sphère toute pleine de sa supériorité, l’esprit de caste et les préjugés de naissance ont moins d’empire que dans la plupart des autres États monarchiques. Dans cette haute société russe, il y a des familles anciennes et il y en a de nouvelles, il y a de grandes fortunes et il y en a de médiocres : naissance, richesse, position, intelligence, aplanissent l’entrée de ce sanctuaire mondain, mais aucun de ces avantages isolés n’est la clé de la porte et ne l’ouvre à coup sûr. Cette aristocratie de salon est d’autant plus exclusive, ou mieux d’autant plus sur la réserve, que, n’ayant point de frontières marquées, elle est obligée de veiller à ne pas laisser effacer ses limites. Quand on ne peut se distinguer par les couleurs, on attache un grand prix aux nuances, et l’on voit de graves différences là ou un œil moins exercé n’en aperçoit aucunes. Presque partout, en Europe, un des effets de la démocratie, qui renverse les vieilles clôtures sociales, est d’élever au profit du monde de fines et délicates barrières faites de fils légers, souvent imperceptibles à l’œil vulgaire, et par là même les plus difficiles de toutes à détruire. Nulle part peut-être cet art du savoir-vivre, qui, au sein même de l’égalité, marque si bien les distances ; nulle part cette science des usages et des manières ne règne plus despotiquement qu’en Russie.

La noblesse russe se pique de civilisation, elle aime à se