Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/393

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désigner elle-même sous le nom de classe cultivée ; la haute société renchérit sur cette prétention et pousse la culture jusqu’au raffinement. La manière même dont la civilisation européenne s’est fait jour en Russie l’y exposait à un double danger. Venue du dehors, introduite presque tout à coup au contact et sous l’influence de l’étranger, la civilisation était prédestinée à y rester longtemps superficielle, longtemps peu nationale. Ces deux défauts étaient historiquement inévitables, et les penchants sociaux, l’instinct aristocratique, le besoin de réagir contre le nivellement du tchine, les ont accrus et empirés. C’est par le dehors, par la surface et le vernis extérieur, que pouvaient le plus commodément se distinguer des autres et se reconnaître entre eux les hommes mécontents d’être légalement perdus dans la foule ; c’est en s’éloignant le plus possible des mœurs du peuple qu’ils étaient le plus sûrs de n’être point confondus avec lui. Plus la classe dominante était par la constitution sociale menacée de l’envahissement des parvenus, et plus elle s’ingéniait à les tenir à distance ; plus l’assimilation officielle était facile, et plus l’assimilation mondaine était rendue malaisée. De là en partie la grande importance attachée aux langues étrangères, à la nôtre surtout.

En Russie, le français était moins un instrument d’étude, un moyen d’instruction, qu’un signe d’éducation. C’était la langue polie, l’idiome du monde et des salons, la marque et la mesure de la bonne éducation et du savoir-vivre. À ce titre, il ne suffisait point de comprendre ou de parler le français comme une autre langue étrangère ; la facilité de l’élocution, la pureté de l’accent étaient choses essentielles, car avant tout le français était, pour la bonne société, un moyen de se reconnaître et une barrière qui tenait à distance les intrus. Une société, une aristocratie légalement ouverte à tous ne saurait s’entourer d’un rempart plus efficace. Le français était devenu une sorte de passeport mondain, sans lui point de lettres de naturalisation dans les cercles élevés. Le mal n’eût pas été grand, si