Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/43

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chées. Sous celle forme même, leur ancienne parure n’est point perdue pour l’homme : ces herbes, brûlées par le soleil dans leur pleine maturité, fournissent aux troupeaux comme un foin naturel qui les nourrit pendant le reste de la saison. Chaque année, toute la végétation disparaît à l’hiver ; ce qui a résisté au soleil périt sous la neige.

Ce steppe vierge, à la libre fleuraison, le steppe de l’histoire et des poètes, se rétrécit chaque jour pour bientôt disparaître devant les envahissements de l’agriculture. L’Ukraine des Cosaques et de Mazeppa, avec toutes ses légendes, a déjà perdu son ancienne et sauvage beauté. La charrue s’en est emparée ; les plaines désertes où se perdait l’armée de Charles XII sont en culture régulière. Le steppe de Gogol, comme en Amérique la prairie de Cooper, ne sera bientôt plus qu’un souvenir. Entamé de tous côtés par le laboureur, il est destiné à être peu à peu conquis par le moujik et annexé à la région voisine du tchernoziom. Entre les deux zones, il est difficile de tracer une limite exacte, l’une augmentant toujours aux dépens de l’autre, pour finir par l’absorber tout à fait. C’est à l’histoire autant qu’à la nature qu’il faut demander les causes de leur inégal développement. Pendant des centaines et des milliers d’années, ces steppes ont été la grande route de toutes les migrations d’Asie en Europe ; jusqu’à la fin du dix-huitième siècle, ils sont demeurés en proie aux incursions des nomades de la Crimée, du Caucase et du bas Volga. Pour les ouvrir à la culture, il n’a fallu rien moins que la soumission des Tatars de Crimée, des Nogaïs des bords de l’Azof, des Kirghiz de la région Caspienne. Avant d’être conquises sur les nomades, ces immenses plaines ont longtemps été condamnées à une fécondité inutile par la domination des Asiatiques. La plus grande partie de la Terre noire n’a été, pendant des siècles, qu’un prolongement du steppe ; toutes deux se confondront de nouveau, lorsque les steppes fertiles auront entièrement passé sous le joug de la culture.