Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/485

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contre-coups qu’on peut parfois prévoir sans les pouvoir prévenir. Les révolutions éveillent par leurs succès mêmes des espérances qui les dépassent, des besoins ou des passions qui les compromettent. En Russie le grand instrument de la réforme et de tout progrès, l’instrument pacifique, qui, sans résistance et presque sans désordre, a métamorphosé des milliers d’esclaves en propriétaires libres, l’autocratie a, par cette démonstration même de son omnipotence, fomenté des aspirations et des chimères d’autant plus dangereuses que, aux yeux du paysan, tout est possible au tsar et tout lui est permis, La facilité, l’innocuité de la révolution, accomplie par décret, en ont dans le peuple fait rêver d’autres, à ses yeux non moins légitimes et non moins aisées. La grandeur de la puissance tsarienne qui, par oukaze, a pu en un jour transformer toutes les conditions de la propriété, a fait naître au fond du peuple des illusions que le désappointement pourrait un jour retourner contre l’autorité.

Si j’insiste sur ce point, ce n’est pas que je veuille grossir un péril, en un sens, conjuré d’avance par la bonne foi des espérances qui le créent et par la nature même du pouvoir qui le suscite ; c’est qu’il y a là un fait capital, trop peu signalé ou trop peu compris. Pour l’homme du peuple, l’acte d’émancipation, qui prétend avoir réglé les conditions de la propriété du sol, n’a rien tranché définitivement ; le statut du 19 février n’est qu’un oukaze qui peut être modifié par un autre : ce qu’a fait le tsar en 1861, le tsar est maître de le changer, vingt ou trente ans plus tard, au profit de ses fidèles paysans.

À cela, rien de surprenant ; s’ils s’étaient fait quelque illusion, les généreux promoteurs de l’émancipation, les partisans les plus convaincus de la dotation terriloriale du moujik, étaient trop clairvoyants pour ne pas démêler bien vite toute la vérité. Rien de plus caractéristique à cet égard, rien qui aille mieux au fond des choses qu’une lettre d’un des plus illustres membres du comité de rédaction, le prince Tcherkassky.