Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/486

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« Cette transformation, écrivait confidentiellement Tcherkassky à son ami et ancien collègue N. Milutine, cette transformation actuelle a encore un autre côté regrettable (dont je ne parle point en public, mais que je mentionne ici pour compléter l’impression), — c’est, chose inséparable d’une aussi colossale affaire, d’une aussi vaste transposition des droits et des obligations, l’ébranlement de la conscience morale du peuple quant au juste et à l’injuste (o pravê i népravê), quant au possible et à l’impossible, quant au mien et au tien. Ce trait, accompagnement inévitable de toute grande révolution sociale, ne s’est jamais peut-être, dans l’histoire, manifesté avec autant de clarté qu’au moment actuel. À l’heure présente, grâce à la conscience de l’immensité du pouvoir souverain, — conscience sans cesse vivante dans notre peuple, mais plus que jamais éveillée en lui par le changement accompli à ses yeux sur un oukaze du tsar, — le paysan est profondément pénétré de la conviction qu’il n’y a pas de limites à l’action de l’autorité souveraine, pas de bornes à ce qu’il en peut attendre et à ce qu’elle lui peut donner aux dépens d’autrui, en légitime indemnité des longs travaux héroïquement endurés par la classe des paysans. À l’heure actuelle, c’est là l’intime pensée de tout paysan, et vous comprendrez sans peine qu’elle s’accorde mal avec tout l’enseignement des économistes De là, sans parler de faits plus graves, la propension à couper indistinctement dans nos bois, à faire pâturer sur nos terres[1], choses en réalité fort désagréables dans la vie de chaque jour et encore plus fatigantes que ruineuses. Ce peu de respect des paysans pour le droit de propriété est parfaitement étranger à tout caractère révolutionnaire, et au contraire, à un certain point de vue, il ne manque pas d’une sorte de connaissance de cause et de caractère à demi juridique. Il est visible que, dans le peuple, s’est conservé, obscurément, mais

  1. « Bezpristrastnye poroubki, polravy. »