Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/108

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pour vous tendre la main, les échelons administratifs se gravissent tout seuls. Or, dans beaucoup de carrières civiles, les emplois inférieurs préparent mal aux postes élevés ;  : il faut pour ceux-ci une étendue de connaissances, une largeur d’esprit qui ne s’exercent ni ne s’acquièrent aux plus bas degrés du tchinovnisme[1].

De cette longue route à travers les emplois subalternes, il ne restait aux fonctionnaires arrivés au terme de la carrière, qu’un savoir technique, une expérience bureaucratique. L’intelligence, l’étude, l’esprit d’initiative et d’indépendance, les vrais facteurs de la supériorité, se trouvaient ainsi découragés et souvent annihilés. Le métier de scribe ou de commis était la première école des hommes publics et, pour le plus grand nombre des tchinovniks, la correspondance résumait tous les devoirs des fonctionnaires. Si la faveur des princes n’y eût remédié, le mal eût été plus grand encore. Le culte du tchine a longtemps fait des grands corps de l’État, du sénat et du Conseil de l’empire, une chambre de retraite pour les invalides du haut fonctionnarisme. On a souvent cité ce mot d’un jeune Russe : « Mon oncle, le général, a eu une attaque d’apoplexie, on l’a fait sénateur ; il a perdu la vue, on l’a élevé au Conseil de l’empire ; pour peu qu’il ait une nouvelle infirmité, il mourra ministre ». Cette boutade peint, dans son exagération même, les inconvénients du

  1. D’après une enquête administrative, faite à la fin du règne d’Alexandre II, (Bereg, déc. 1880), le niveau d’instruction des fonctionnaires était singulièrement bas. Sur 100 fonctionnaires de province, on n’en comptait (en dehors des deux ressorts de la justice et de l’instruction publique) qu’un ou deux ayant passé par l’enseignement supérieur, 5 ou 6 ayant terminé leurs cours dans un établissement d’enseignement secondaire, 10 ou 12 sortis d’écoles primaires ; 80 pour 100 n’avaient passé par aucune école et n’avaient subi aucun examen, ayant fait leur éducation à la maison, ce qui le plus souvent indique une instruction des plus élémentaires. À Saint-Pétersbourg même, les chiffres n’étaient guère plus favorables. Il y a pourtant dans l’empire huit universités fréquentées par des milliers d’étudiants, mais, pour la plupart des carrières publiques, les diplômes universitaires sont autant un motif de suspicion qu’un titre de recommandation.