Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/126

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cas de ce genre soumis aux tribunaux est sans rapport avec le nombre des prévaricateurs connus du public. Les délinquants sont habituellement assurés du pardon, à tout le moins de l’indulgence de leurs supérieurs, et la loi élève les tchinovniks au-dessus de la juridiction des tribunaux ordinaires. Un fonctionnaire ne peut être mis en jugement, pour actes commis dans l’exercice de ses fonctions, qu’avec le consentement ou, mieux, sur l’initiative de ses supérieurs hiérarchiques. La poursuite des illégalités des agents du pouvoir est ainsi abandonnée à l’administration, qui naturellement répugne à faire condamner ses membres. Administrés ou contribuables ont le droit de dénoncer les actes illégaux d’une autorité à l’autorité supérieure, ils n’ont pas le droit de les déférer aux tribunaux. Par suite, plus le coupable est élevé, moins il y a pour lui de responsabilité effective[1].

Le grand principe, récemment introduit dans la législation russe, de l’égalité de tous devant la loi ne touche point la bureaucratie. On ne saurait être surpris d’un tel privilège, dans un pays autocratique, quand on songe que, en France, l’article 75 de l’éphémère constitution de l’an VIII a, pendant trois quarts de siècle, résisté à toutes nos révolutions, et semble même aujourd’hui avoir été inutilement abrogé. En Russie, où elle serait plus nécessaire qu’ailleurs, la responsabilité légale des fonctionnaires rencontre encore plus d’obstacles dans les préjugés et les mœurs. La bureaucratie a trop d’intérét à ne pas se laisser dépouiller d’un privilège qui lui assure pratiquement l’impunité et l’omnipotence. Abandonner aux poursuites du premier venu un fonctionnaire du tsar, le représentant d’un pouvoir illimité et infaillible, ce serait, dit-on, discréditer l’autorité. En réalité, ce serait plutôt la relever en

  1. Quand les plaintes contre un employé inférieur sont si justifiées qu’on ne saurait le maintenir à son poste, on se décide à le renvoyer ; mais la sévérité va rarement jurqu’à lui refuser un certificat de bonne conduite qui lui permette de se replacer ailleurs. (Golovatchef, Deciat iél reform, p. 374.)