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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/15

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sur eux droit de correction et d’expulsion ; maîtresse de les laisser aller et venir, elle les tient dans une sorte de tutelle. Comme détenteur du sol enfin, la commune a sur les paysans l’autorité d’un propriétaire sur ses tenanciers, et, tout comme un propriétaire ou mieux encore, elle peut faire subir aux cultivateurs telle condition qu’il lui plaît, surveiller leur exploitation, leur imposer ou leur interdire telle ou telle culture. De cette double qualité, de haut propriétaire et de caution légale, elle tire aux yeux de ses propres membres une autorité qui, rendue plus rude par les mœurs du servage, va parfois jusqu’au despotisme.

La réunion des paysans formant une communauté de village porte, nous l’avons dit, chez le peuple russe le nom de mir. Ce mot a des sens divers, il désigne les communautés de paysans et en même temps il signifie le monde, l’univers ; il comporte une idée d’ordre et de beauté, et par là il a pu être rapproché du grec kosmos[1]. Ce n’est point en vain que ce terme de mir a ces multiples significations. Le mir russe, tel qu’il a traversé les siècles au-dessous du servage et de l’autocratie, est vraiment un petit monde au milieu du grand, un monde enclos, fermé, complet en soi et se suffisant à lui-même, un véritable microcosme. Pendant des siècles le paysan russe n’a vécu que de la vie du mir. Selon une remarque de Herzen, le moujik n’a connu de droits et ne s’est reconnu de devoirs qu’envers sa commune[2]. Le mir était pour le paysan comme la petite et la vraie patrie ; le reste, la Russie des seigneurs et des employés, lui apparaissait comme un monde étranger et souvent ennemi.

En Russie plus qu’ailleurs on peut dire que la commune, ainsi conservée dans ses formes anciennes, est la cellule primitive, la monade initiale de la nation, sinon de l’État. Toute la vie russe semble avoir été originairement mo-

  1. Avec une légère modification d’orthographe, mir, en russe, a encore le sens de paix.
  2. Herzen, le Peuple russe et le socialisme, lettre à Michelet, 1852.