Aller au contenu

Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/166

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ment contre son but. Elle a fomenté l’esprit de révolte et de conspiration qu’elle devait étouffer, elle a poussé la Russie, privée de tous moyens légaux d’opposition, aux complots, aux sociétés secrètes, au régicide. La troisième section a fait assurément plus de révolutionnaires qu’elle n’en a arrêté. Ce qui, pour l’observateur attentif, est certain, c’est qu’il y a un lien naturel, une indéniable connexité entre l’omnipotence de la police et la propagande radicale. Comment ne pas s’apercevoir que c’est à l’ombre et, pour ainsi dire, à couvert de cette haute police, qu’ont germé et grandi, de tous côtés, dans la jeunesse des deux sexes, les idées subversives, le socialisme, le nihilisme, et spécialement cet esprit de conspiration, ce goût pour les associations secrètes et les affiliations clandestines, ce penchant aux moyens ténébreux et aux voies souterraines, qui aujourd’hui est un des principaux caractères de l’esprit révolutionnaire en Russie, et qui rappelle, par plus d’un trait, les fatales habitudes de conjuration, d’espionnage et de trames silencieuses des carbonari et des sectes italiennes, au temps où les gouvernements de la péninsule combattaient leurs ennemis avec cette même arme d’une police arbitraire et souveraine ?

La troisième section et la police d’État n’ont pas seulement soulevé des haines implacables, elles ont affaibli le gouvernement en le déconsidérant, en excitant la répulsion et le dégoût des âmes généreuses, en tournant contre l’administration les rancunes et les préjugés même de l’opinion. En aucun pays, la police, ses agents et ses procédés n’ont été aussi discrédités. Sous Alexandre II, comme sous Nicolas, il y avait partout contre elle une sorte de conspiration tacite ; si les exaltés étaient seuls à oser s’attaquer à elle, presque personne ne voulait lui prêter main-forte. À l’inverse de ce qui se voit en Angleterre, la police russe ne pouvait compter ni sur la sympathie ni sur le concours du public. Elle est restée, dans l’empire, comme une armée étrangère, opérant en pays