Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/172

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’oukaze de 1785 est, dans ses principaux traits, demeuré en vigueur jusqu’en 1864. C’était à la noblesse, au dvorianstvo, que la tsarine avait concédé les droits les plus importants. Ce n’était pas là une faveur due à des préjugés aristocratiques. Dans la Russie du servage, la noblesse était la seule classe civilisée, la seule européenne, presque la seule classe d’hommes libres. Pour l’investir de telles prérogatives, Catherine avait essayé de la constituer sur le modèle des noblesses de l’Occident. Les droits ainsi concédés aux gentilshommes de province étaient considérables, énormes même. Si le dvorianstvo eût tenu de son origine quelque force, quelque autorité propre, jamais l’autocratie ne se fût ainsi dépouillée à son profit[1]. Ces prérogatives étaient de deux sortes : les principaux fonctionnaires et juges locaux étaient à la nomination de la noblesse, et, si les gouverneurs de province n’étaient pas désignés par elle, ils étaient placés sous son contrôle. Administration proprement dite, justice, police, finances, tout ce qui touchait les intérêts du district ou de la province était par la loi livré à l’ingérence de la noblesse[2]. C’était à elle de surveiller les actes des représentants du pouvoir, à elle de vérifier l’emploi des revenus de la province. Les habitudes de concussion et l’apathie intellectuelle des campagnes, le manque de cohésion et le manque d’esprit public de la classe investie de telles fonctions, expliquent seuls comment la noblesse russe a pu demeurer, trois quarts de siècle, en possession de pareils droits sans aucun profit pour elle-même ni pour le pays, sans aucun dommage pour la bureaucratie et la centralisation.

  1. Voyez tome I, livre VI ; chap. iv.
  2. La noblesse nommait ainsi l’ispravnik ou chef de police du district, le président et deux assesseurs des tribunaux criminels et civils, l’inspecteur des magasins de blé, le curateur des établissements d’instruction, etc. Ces nominations devaient, il est vrai, être confirmées, les unes par le souverain, les autres par le gouverneur de la province. L’empereur Alexandre III, en créant les chefs de canton ruraux, a de nouveau associé la noblesse à l’administration locale. Voy. plus haut, liv. I, chap. iv, p. 50.