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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/18

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famille patriarcale a deux traits distinctifs : l’autorité illimitée du père, la propriété indivise entre les enfants. De ces deux traits, l’État, l’autocratie, a retenu le premier ; la commune, le mir, a gardé le second. L’État a non seulement laissé tomber la communauté primitive, il a laissé s’obscurcir l’égalité, conservée dans le mir, La commune, en gardant la communauté et l’égalité, a laissé dans son sein s’altérer l’autorité ; le chef élu porte bien encore le titre de chef de famille, le nom d’ancien ; il n’a plus le pouvoir du père. État et commune, suivant deux chemins divergents, se sont simultanément éloignés du type initial, et aujourd’hui la famille russe elle-même, demeurée si longtemps comme le modèle intact de tout l’organisme social, la famille du paysan est en train de perdre son caractère primitif, son caractère patriarcal.

En dehors de toutes ces similitudes et ces différences, une chose est certaine, c’est que le moujik continue à regarder la Russie comme une famille et le tsar comme un père, investi d’une autorité absolue ; c’est aussi que la commune des paysans et l’autocratie impériale sont les deux grandes forces historiques de la Russie. Le mal est qu’entre les deux, entre ces deux extrémités du vieil État slave, on n’aperçoit, du faite à la base, aucune institution vraiment nationale, aucune sortie spontanément du sol, aucune y ayant pris racines. « Aujourd’hui comme il y a deux cents ans, écrivait quelques mois après l’émancipation des paysans le slavophile G. Samarine, il n’y a sur toute la terre russe que deux forces vivantes : l’autocratie au sommet, la commune rurale au bas ; mais ces deux forces, au lieu d’être rattachées ensemble, sont au contraire séparées par toutes les couches intermédiaires[1]. » C’est là une observation capitale, presque aussi vraie aujourd’hui

  1. Lettre de G. Samarine à la femme de son ami Nie. Milutine, datée de 1861. (Voyez Un Homme d’État russe [Nicolas Milutine] d’après sa correspondance inédite,) Étude sur la Russie et la Pologne pendant le règne d’Alexandre II, 1855 1872 (Hachette, 1884), p. 112.