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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/19

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qu’au lendemain de l’émancipation. Le tsar et le paysan, l’autocratie et la commune restent les deux grandes forces de l’empire ; mais il leur manque un lien, un joint. Tout ce qui est entre elles, tout ce qui est censé les unir et les rapprocher, fonctionnaires ou propriétaires, tchinovnisme, ancienne noblesse, bourgeoisie naissante, les sépare, les isole. De là, malgré leur dévouement réciproque, malgré la connexité apparente de leurs intérêts, la difficulté pour la puissance impériale et la commune rurale de s’entr’aider toujours efficacement l’une l’autre. Faute d’organes pour les relier ensemble, le paysan ne peut recevoir de son souverain tous les bienfaits, toute la protection qu’il en attend ; le souverain à son tour ne peut confier sa défense et sa sécurité aux humbles moujiks. Pour les paysans, le tsar est trop haut, ils ne savent comment arriver jusqu’à lui ; pour le tsar, le moujik, le peuple des campagnes est trop bas, il ne sait guère comment l’atteindre. Entre eux il ne peut y avoir de contact direct. Si faibles qu’elles semblent, bien qu’elles n’aient pas de force en elles-mêmes, bien qu’elles soient sans racines dans le pays ou dans le peuple, les classes intermédiaires ont dans l’État, dans l’administration, dans la vie nationale, un rôle qu’on ne leur peut enlever. Aussi, lorsqu’en face des aspirations libérales d’une partie des classes civilisées, on conseille au tsar de s’appuyer uniquement sur le peuple, sur le moujik, on oublie que le trône autocratique ne peut être assis immédiatement sur la commune villageoise.

L’éloquent slavophile, frappé de la confuse agitation des classes cultivées, inquiet des impatientes revendications des assemblées de la noblesse, de la presse, des universités, à une époque qui n’était pas sans analogie avec les dernières années d’Aleïandre II, le même G. Samarine prévoyait que si une pareille agitation continuait, on pourrait assister « au terrible rapprochement des deux extrémités, de l’autorité suprême et du bas peuple », rapprochement dans lequel tout ce qui est entre le trône et les masses