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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/29

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l’écriture. Le mir, avec ses usages naïfs et ses traditions orales, ne ressentirait pas fréquemment le besoin de recourir à la plume ; mais la loi oblige assemblées et fonctionnaires de commune ou de volost à enregistrer la plupart de leurs décisions. L’intervention d’un scribe est ainsi nécessaire, et plus la loi exige de paperasses, plus elle confère d’autorité au commis qui les peut seul déchiffrer ou rédiger. En y voulant introduire plus de régularité, le législateur a ainsi fait entrer dans ces ignorantes démocraties un principe de corruption. Dans un milieu illettré, le seul homme en possession de la clef de la loi écrite, le seul en état de correspondre avec les autorités gouvernementales, prend un inévitable et dangereux empire.

L’apparente autonomie des communes rurales n’aboutit, dit-on aujourd’hui, qu’à la domination des fripons de greffiers (ploutovatykh pisarei), comme les appelait le général Fadéief[1]. Le moujik, affranchi de la tutelle de l’ancien seigneur et du contrôle de l’homme réellement civilisé, tombe sous le joug irresponsable d’un scribe grossier et intrigant. Cela n’est souvent que trop vrai, mais ce règne souverain du pisar n’est qu’éphémère ; pour y mettre fin, il n’est pas besoin d’abolir les franchises des villageois, il suffit de multiplier chez eux les écoles. Lorsqu’ils n’auront plus besoin du secours d’autrui pour connaître leurs droits et leurs devoirs, les moujiks cesseront de signer naïvement d’une croix les décisions ou les sentences rédigées en leur nom par leurs scribes. Selon le mot de G. Samarine, les paysans apprendront avec le temps à se tenir sur leurs pieds, et le moment viendra où ils seront en état de marcher tout seuls[2]. Malheureusement la lenteur des progrès de l’instruction primaire ne permet pas d’espérer que les communes rurales soient de longtemps en état de s’émanciper de cet humiliant servage.



  1. Tch’m nam byt : Rons. obchtchestvo v nastoiachtchem iboudouchtchem.
  2. Iou. Samarine et F. Dmitrief : Revolutsionny conservatism.