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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/300

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disparaître la tache séculaire du servage, il n’osa tenter les deux grandes réformes simullanément. C’est qu’en vérité l’une n’était guère plus aisée que l’autre.

Dès qu’on voulut améliorer la justice, on reconnut que les tribunaux existants étaient foncièrement défectueux et irrémédiablement vicieux. Il parut impossible de rien conserver de l’ancien édifice ni de rien élever de solide sur les anciennes fondations ; il fallut tout abattre et renoncer à se servir des vieux matériaux. On vit, en cette occasion, de quelle liberté jouit le gouvernement russe dans la conduite de ses réformes. Aujourd’hui, comme au temps de Pierre le Grand, ce gouvernement monarchique et traditionnel, ayant derrière lui un passé plusieurs fois séculaire, peut encore procéder à grands coups de pioche, par la méthode révolutionnaire, détruisant et rasant les institutions existantes, pour bâtir à son aise sur un terrain libre et sur un plan nouveau. C’est qu’en Russie le pouvoir n’est entravé par aucune tradition, enchaîné par aucun précédent, ce qui le rend maître de tout innover, de tout improviser, de tout expérimenter à son gré, comme au lendemain d’une révolution qui n’aurait rien laissé debout. Le réformateur ne rencontre point de ces barrières qui l’arrêtent ailleurs au pied d’institutions vieillies, défectueuses et surannées, mais consacrées par l’âge, par l’habitude ou les préjugés, par le respect ou l’attachement des peuples. En dehors de l’Église orthodoxe et de la commune rurale, la Russie du dix-neuvième siècle ne possédait aucune institution ayant de vivantes racines dans les mœurs ou les affections du peuple. À cet égard, l’état social de la Russie n’était pas sans ressemblance avec le sol russe ; la nation offrait au pouvoir une surface plane, unie et lisse sur laquelle rien ne tenait debout par soi-même, et où le législateur était maître de construire à neuf, selon les règles de la science, comme sur une table rase.

Ni les enseignements de la science, ni les conseils de l’expérience n’ont fait défaut aux promoteurs de la réforme