Aller au contenu

Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/299

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de péage pour obtenir la faculté de passer outre. La longueur de la procédure était telle, que souvent on se résignait moins aux lenteurs de la justice qu’à sa corruption.

Les juges étaient liés par des règlements minutieux, qui leur prescrivaient de tenir registre, dans les moindres détails, des témoignages et de tous les faits relatifs à la cause. La procédure écrite et formaliste était ainsi la conséquence, le dispendieux et vain correctif de la procédure secrète. Les pièces allaient s’accumulant et le dossier grossissant d’instance en instance, sans que toute cette masse de papiers et de documents, qui devait rendre le contrôle plus aisé et plus certain, eût d’autre effet que de le rendre plus difficile et plus illusoire. Les clercs et les greffiers, les secrétaires des tribunaux, chargés de préparer la besogne des juges et d’examiner la valeur des pièces, étaient seuls à ne point se perdre dans ce dédale d’écritures, et la manière dont ces employés, aussi peu scrupuleux que mal rétribués, lui présentaient l’affaire, dictait d’ordinaire les résolutions du tribunal.

Un pareil ordre de choses se comprenait alors que des millions d’hommes étaient légalement privés de toute justice, et livrés, de par les lois, à l’arbitraire de quelques milliers de leurs compatriotes. Il n’en pouvait plus être de même après l’affranchissement de la population rurale. Une justice intègre et indépendante, assurant à tous une égale protection, était le complément, sinon le prélude indispensable, de l’abrogation du servage. Selon quelques-uns des esprits les plus compétents, la réforme judiciaire eût dû être la première en date, elle eût dû précéder l’émancipation, afin qu’il y eût des juges pour appliquer la loi et prononcer entre l’ancien serf et l’ancien seigneur[1]. L’empereur Alexandre II était avant tout pressé de faire

  1. Le gouvernement n’a pu suivre une autre marche qu’en créant, sous le nom d’arbitres de paix (mirovye posredniki), une magistrature temporaire, spécialement chargée de régler les différends provenant de l’émancipation. Voyez tome I, livre VII, chap. ii.