Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/383

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Catherine II avait beaucoup réduit l’emploi de la question, Alexandre Ier en avait légalement aboli l’usage. Ce souverain philanthrope disait que le mot de torture devait être effacé de la langue russe. Si la question fut rayée de la législation, elle ne disparut pas aussi vite du pays. Grâce à l’usage des verges et des châtiments corporels, grâce à l’éloignement du pouvoir central et à l’absence de toute publicité, la question a pu, sous des formes plus ou moins déguisées, subsister çà et là, dans les provinces écartées, jusque sous le règne de Nicolas, parfois même jusque sous le règne de son fils[1]. Dans les dernières années les agents du pouvoir ont souvent été accusés, sous Alexandre III de même que sous Alexandre II, d’user de pareils moyens pour arracher des révélations aux prisonniers politiques. À en croire leurs amis, les uns auraient été mis à l’épreuve de la faim ou de la soif, les autres auraient tout bonnement été mis à la question. Il en aurait été ainsi notamment des meurtriers de l’empereur Alexandre II ; Ryssakof, en montant sur l’échafaud, aurait montré au peuple ses mains disloquées, et Mikhaïlof aurait crié : « On nous a torturés ! » (my pytali)[2]. Il est impossible de consta-

  1. En 1875 par exemple, plus de dix ans après la réforme judiciaire, dans une région, il est vrai, où cette réforme n’avait pas encore été introduite, dans une petite localité des provinces baltiques, on a vu un juge du nom de Kummel, convaincu d’avoir employé, vis-à-vis d’un accusé, différents moyens de torture, tels que les poucettes et les verges, la faim et la soif, si bien que le prévenu en était mort. On a dit que ce magistrat était atteint d’aliénation mentale, mais des faits identiques viennent de temps en temps à la lumiére, et, quelque isolés qu’ils soient, de pareils traits jettent un jour sinistre sur le pays ob ils peuvent se produire. Un procès jugé à Kazan, en 1879, a révélé que, jusque dans le centre de l’empire, la police avait parfois recours à de semblables arguments. Des actes du même genre ont été reprochés aux agents du gouvernement, à propos de « criminels religieux » et spécialement d’anciens Uniates ou de convertis catholiques, qu’on voulait faire rentrer dans l’église orthodoxe. Voyez, outre les rapports des consuls anglais, le Golos, 1880, no 283, et le Véstnik Evropy, mars 1881.
  2. Le Nabat (Tocsin, oct. 1881). De pareils bruits sont si répandus, qu’en février 1883, lors du procès de Soukhanof, Trigoni, etc., l’avocat de l’un des accusés a cru devoir déclarer que son client n’avait pas été mis à la torture. Il est vrai que, d’après leurs partisans, ce serait entre leur jugement et leur exécution qu’on appliquerait la question aux condamnés politiques.