Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/393

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beaucoup des défauts reprochés au jury russe proviennent de ce premier vice. La formation des listes est souvent défectueuse[1]. Les commissions chargées de ce soin se font accuser de négligence, d’arbitraire, de partialité ; on prétend que d’ordinaire la liste des jurés est dressée dans le bureau du maréchal de la noblesse du district. Quand elles apporteraient à cette tâche tous les soins du monde, les commissions des zemstvos resteraient, du reste, singulièrement embarrassées devant la quantité de noms, pour la plupart inconnus, qu’elles ont à examiner, et la quantité de personnes que la loi les oblige à porter sur leurs listes[2].

Le cens et la fortune ne sont point le seul titre à figurer sur les listes du jury ; les premiers à être portés sur les rôles sont les serviteurs de l’État, en dehors de l’armée, du clergé, de la magistrature et de la police, en dehors de tous les tchinovniks des cinq premières classes que leur rang affranchit de cette charge. Il y a plus : l’accès du jury est également ouvert à toutes les fonctions électives locales, spécialement aux élus des paysans, tels que les juges de bailliage, les anciens de commune ou de village (starchina ou starosta), qui sont demeurés un certain temps en place. Or toutes ces fonctions électives sont nombreuses ; par suite, le jury russe est loin de n’être composé que de propriétaires ou de censitaires.

  1. Plus d’une fois il s’est rencontré, parmi les jurés, des hommes ayant subi une condamnation judiciaire, des vieillards ayant dépassé l’âge légal, ou des gens ne comprenant pas la langue des débats.
  2. Le droit de récusation, comme d’autres garanties empruntées à l’étranger, semble souvent aujourd’hui nuire à une bonne justice. L’expérience a enseigné aux gens de loi que, pour certaines catégories d’affaires, il était avantageux de récuser les représentants de toute une classe de la société. S’agit-il d’un crime contre la propriété, la défense s’efforce d’éloigner les marchands ; est-il question de violences domestiques, ce sont au contraire les membres des hautes classes que l’on tâche d’écarter ! On m’a cité des avocats qui devaient, prétend-on, leurs succès, moins à leur éloquence, qu’à leur art de composer le jury. Aussi a-t-on, depuis 1884, borné à trois le nombre des jurés que la défense ou l’accusation peuvent chacune récuser. Jusque-là, les deux parties avaient le droit de récuser chacune six jurés sur les trente-six personnes convoquées et, si l’accusation ne faisait pas usage de cette faculté, la défense était libre d’en récuser douze.