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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/395

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des verdicts inattendus pour le juge, pour l’accusé, pour l’opinion. D’un jury aussi peu homogène, il eût été difficile de réclamer l’unanimité, bien qu’en pareille matière l’unanimité seule semble emporter la certitude, et qu’à cet égard la coutume anglo-saxonne eût pu trouver des précédents dans les traditions slaves et les usages du mir moscovite[1]. Pour la justice, une telle garantie eût trop souvent bénéficié aux criminels.

La loi, qui a voulu réunir dans le jury toutes les classes de la nation, y a par là même introduit des hommes de peu d’instruction, voire des hommes entièrement illettrés. Beaucoup, en effet, des humbles fonctionnaires ou magistrats de village, ne savent ni lire ni écrire. Des gens dont la main n’a jamais tenu une plume peuvent ainsi être appelés à rendre un verdict dans des affaires de faux. La presse a plus d’une fois demandé qu’on imposât aux jurés un cens d’instruction ; mais, si modestes que fussent à cet égard les exigences, elles risqueraient d’exclure presque entièrement la classe la plus nombreuse.

La versatilité, reprochée parfois aux jurés de province, tient avant tout à leur ignorance, qui les rend plus accessibles aux influences de toute sorte. S’il se rencontre parmi eux un homme instruit et décidé, cet homme peut aisément les assujettir à son ascendant ; ils seront à son gré sévères ou indulgents. Il ne faut pas s’étonner d’entendre dire que le chef du jury, lequel est élu par ses collègues, s’arroge souvent une autorité excessive et dicte arbitrairement sa volonté. C’est parfois le seul homme lettré ; on a même vu des jurys ne pouvoir se constituer faute d’un membre sachant lire et écrire. Quoi de surprenant, après cela, si le verdict, rendu au nom de tous, n’est en bien des cas que l’expression d’une opinion individuelle ?

Aujourd’hui, le seuil du jury est encore si bas qu’avec les inalfabeti, comme disent les Italiens, il n’est pas rare

  1. Voyez plus haut, livre I, chap. III.