Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/396

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d’y voir entrer des indigents. Or, pour des hommes appelés à décider de la liberté de leurs semblables, la pauvreté n’est guère meilleure conseillère que l’ignorance. Dans les cours d’assises russes, la présence de ces jurés prolétaires a parfois donné lieu aux scènes les plus tristes et aux faits les plus graves. On a vu des jurés, de malheureux paysans, arrachés au travail qui les faisait vivre, demander l’aumône à la porte du palais de justice ; on en a même surpris qui se livraient au vol dans l’intervalle des audiences. D’autres trafiquent de leur verdict, comme ailleurs certains électeurs trafiquent de leur vote ; quand le prévenu est riche, ils se font payer leur indulgence. La dignité, l’intégrité même de la justice se sont trouvées atteintes par des règlements dont on admirait l’esprit libéral. La Russie a éprouvé quelques-uns des inconvénients de cette fausse et téméraire démocratie qui, sous prétexte d’égalité, prétend imposer à tous les mêmes charges avec les mêmes fonctions[1].

Il y a bien un moyen de rendre le jury accessible à tous, c’est de le rétribuer, ainsi que l’ont demandé en Angleterre les congrès des Trades Unions. En Russie, où tend à prévaloir le principe démocratique de la rémunération de tout service public, il a naturellement été question d’attribuer aux jurés une indemnité ; mais, grâce à cette disposition à tout salarier, les fonds manquent pour de nouveaux traitements. Puis le législateur prétend conserver au jury son caractère de gratuité. Plusieurs assemblées provinciales ont voulu venir au secours des jurés indigents, tantôt en établissant près du palais de justice des logements et des restaurants à bon marché, tantôt même en concédant aux jurés besogneux une allocation. La question a été portée devant le sénat, qui a décidé que la loi n’accordait pas aux zemstvos le droit de voter de tels sub-

  1. Pour relever le niveau du jury, le gouvernement de l’empereur Alexandre III a, en 1887, relevé sensiblement le cens exigé des jurés.