Aller au contenu

Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/400

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’assises comme sur bien d’autres questions, l’étranger rencontre, chez les Russes, les opinions les plus contradictoires. La vérité paraît être entre ces extrêmes. Pour apprécier sainement le jury russe, il faut, croyons-nous, remonter à des causes plus générales. Ses défauts proviennent moins d’une sorte de relâchement moral que du caractère national et de l’éducation populaire. L’indulgence peut-être outrée du jury, notamment, tient à la bonté native et à la douceur du peuple, à ses scrupules à disposer de la liberté d’autrui, à ses sentiments de charité chrétienne. Un des écrivains les plus populaires de la Russie, peut-être parce qu’il avait l’imagination fiévreuse et les facultés mal équilibrées de beaucoup de ses compatriotes, Dostoievsky, a tiré de là, dans son dernier roman, un titre de gloire pour son pays. D’après lui, ou mieux, d’après l’avocat d’un de ses héros, si la justice des autres nations se borne à l’observation de la lettre de la loi et au châtiment du coupable, la justice et le jury russes ont avant tout en vue l’esprit de la loi et la rédemption du coupable[1]. Chez un pareil peuple, en effet, de telles considérations, malgré leur aspect paradoxal, ne sont peut-être pas toujours sans influence réelle. Puis, il n’y a pas de pays où, le crime soit plus souvent le fait de la pauvreté et de l’ignorance. La misère des coupables excite aisément la commisération des petites gens, et la pitié est une corde que l’avocat russe s’entend à faire vibrer[2].

L’indulgence du jury peut venir aussi d’une réaction naturelle contre l’iniquité de l’ancienne justice. Une société qui avait longtemps souffert des rigueurs de tribunaux

  1. Discours de l’avocat de Dmitri Karaniazof, dans les Frères Karamazof.
  2. La proportion des verdicts d’acquittement est, depuis quelques années de 36 ou 37 pour 100, c’est-à-dire que plus d’un tiers des accusés trouve grâce devant le jury. Nulle part peut-être ce dernier ne se montre aussi facile. En Prusse, la proportion des verdicts d’acquittement oscille entre 18 et 22 pour 100 ; en Angleterre, elle est d’environ 25 pour lOO, et en France même, malgré l’indulgence croissante des jurés, elle ne dépasse encore ce chiffre que pour les crimes contre les personnes.