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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/401

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jugeant à huis clos, devait être portée à se montrer plus compatissante vis-à-vis des prévenus. À force d’avoir vu poursuivre des innocents, les Russes ont plus de peine à croire à la culpabilité des coupables. Les abus des anciens tribunaux, joints à l’insuffisance fréquente des enquêtes, ont émoussé l’indignation publique, et la longue prépotence de la police s’est retournée contre la justice.

Aux verdicts en apparence les moins rationnels il y a souvent en Russie, comme en France, une autre raison. Dans les deux États, la loi ne concède au jury que l’examen de la question de fait ; le point de droit lui doit demeurer étranger. Pour éviter toute espèce d’empiétement de ce côté, le réformateur a interdit de faire connaître aux jurés les conséquences légales que peut avoir leur décision pour l’accusé. On se flatte par là de les enfermer dans la question de fait ; c’est une erreur : tout jury tend invinciblement à porter ses regards plus loin, il ne perd jamais de vue les peines que doit entraîner son verdict. Moins on les lui fait connaître, plus il est défiant ; il redoute les rigueurs de la loi ou du juge, il se montre indulgent de peur de devenir malgré lui le complice de ce qui lui paraît une inique sévérité. Dans la pratique, cette ingénieuse distinction entre le point de fait et le point de droit devient ainsi plus ou moins illusoire. On voit, en Russie, ce que l’on voit souvent chez nous, spécialement dans les affaires d’assassinat ou d’infanticide : un jury reconnaître des circonstances atténuantes dans les crimes où l’on n’en saurait découvrir aucune, ou bien encore déclarer non coupable un accusé qui s’accuse lui-même. De pareils verdicts ne sont pas toujours aussi déraisonnables qu’ils en ont l’air. Les jurés, en effet, n’ont pas seulement à constater le fait : matériel, la réalité de l’acte incriminé, mais bien aussi la culpabilité morale du prévenu, ce qui les autorise à prononcer l’acquittement en présence des aveux les plus complets et des faits les mieux établis.

Cette prérogative du jury étend indirectement son pou-