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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/406

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n’est sorti intact de cette période de tâtonnements et de recul. Le statut judiciaire n’a pas été révoqué, les nouveaux tribunaux, la nouvelle procédure sont demeurés debout, peut-être parce qu’en tout pays il est difficile de reprendre les franchises une fois accordées. Les nouvelles institutions ont seulement été réglementées par des oukazes impériaux ou des arrêtés ministériels qui, avant même les attentats nihilistes, en avaient notablement modifié l’esprit primitif et rétréci la sphère.

Et d’abord, le principe fondamental de la réforme, la distinction absolue du pouvoir judiciaire et du pouvoir administratif, ce principe qui, dans les campagnes, était parfois poussé jusqu’à l’extrême, n’a jamais, dans l’État, reçu une entière et franche application. Il a toujours subsisté une grande et importante exception, une anomalie ostensible que les années n’ont fait que mettre davantage en lumière. On comprend que nous voulons parler de la défunte troisième section de la chancellerie impériale, et de la haute police[1]. La loi déclare qu’aucun sujet du tsar ne peut être puni ou maintenu en détention sans jugement régulier ; mais la haute police a toujours conservé le droit d’arrêter et d’interner les sujets russes, sans en rendre compte à aucun tribunal. La loi proclame qu’aucun accusé ne peut être condamné sans débats contradictoires et publics ; mais le chef des gendarmes a le droit d’expulser et d’enfermer qui bon lui semble, sans en prévenir personne ni en laisser souffler mot à personne.

Une justice indépendante, avons-nous dit, est par soi-même une limite au pouvoir absolu ; or cette limite est tournée ou franchie, en Russie, à l’aide de la police d’État. Au fond, il n’y a pas tant à s’étonner de cette contradiction, si anormale en apparence. Ce qui eût été surprenant, c’est qu’en ouvrant à ses sujets de libres tribunaux, le pouvoir souverain ne se fût pas réservé, pour son usage particulier,

  1. Voyez plus haut, livre II, chap. iv.