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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/455

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des écrivains tels que Tchernychevski[1], Chtchapof, Khoudiakof, des hommes dont on peut réprouver les doctrines, mais qui n’avaient pris part à aucun attentat ni à aucun complot, ont ainsi été relégués aux confins du cercle polaire, au milieu de peuplades barbares et idolâtres, dans des localités où la poste n’arrive qu’une ou deux fois l’an[2].

Ce qu’il y a de plus effrayant ou de plus pénible dans la déportation en Sibérie, c’est peut-être le voyage. Du centre de la Russie, où se forment les convois de prisonniers, à Tiumen, la première ville de la Sibérie occidentale, il y a plus de cinq cents lieues ; il y en a plus de quinze cents aux districts de la Sibérie orientale. Autrefois la plus grande partie de ce triste exode s’accomplissait à pied, sous le fouet de cosaques à cheval, et, pour les forçats du moins, les fers aux jambes ou les menottes aux mains. On se nourrissait de biscuits, de salaisons et des pauvres aumônes de la pitié des paysans ; on dormait sur la terre humide ou sur la neige durcie. Le voyage durait toute une année, parfois plus. Beaucoup des condamnés, beaucoup des infortunés (nestchastnyé), comme disent dans leur bienveillant euphémisme les paysans, succombaient avant d’atteindre la station où ils devaient subir leur peine. Aujourd’hui le voyage se fait en grande partie par eau, sur des barges ou chalands remorqués par des steamers. Cette réforme a été, dit-on, suggérée par un tableau. Dans un pays où la plume est captive, l’artiste peut en effet soulager, en les faisant voir, des souffrances que l’écrivain n’a point le droit de signaler. Un tableau, représentant une

  1. Tchernychevski, qui est mort interné à Saratof en 1889, a été longtemps interné à Viluisk, un des postes les plus septentrionaux de l’Asie Il est vrai qu’on avait fait tant d’essais pour le délivrer, que lui-même, m’a-t-on assuré, avait dû prier ses amis d’y renoncer afin de ne point empirer sa situation.
  2. On a vu souvent des déportés politiques, Russes ou Polonais, se fixer volontairement, à l’expiration de leur peine, dans le lieu de leur exil, soit qu’ils y aient fait une petite fortune, soit qu’ils devinssent les employés du gouvernement qui les avait bannis.