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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/463

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forcés éloignent les colons libres. Selon l’expression d’un écrivain russe, en faisant de la Sibérie un lieu de punition, on en a fait dans l’imagination du peuple une terre d’horreur et d’effroi où personne ne se rend volontiers[1]. La relégation, qu’on regardait comme le plus sûr procédé de colonisation, a été rendue responsable de la lenteur de la colonisation russe en Asie. Cet afflux séculaire de matières impures et putrides, cette sorte d’accumulation de fumier humain, dont on espérait la fertilisation et l’enrichissement de la Sibérie, ne fait plus par ses fétides émanations qu’en corrompre l’air et en éloigner les habitants. Aussi cherchet-on à substituer à la Sibérie, pour cette triste mission pénale, des terres moins peuplées de colons russes, et sinon plus éloignées, du moins mieux isolées du centre de l’empire.

On eût pu essayer des steppes du Turkestan et des vallées de l’Asie centrale ; mais on a reconnu que, pour retenir les condamnés, le sable des déserts ne valait pas un bras de mer. Ce sont les îles qui sont encore les plus sûrs pénitenciers. Pour rendre les évasions plus difficiles, le gouvernement a transporté ses principaux bagnes dans les brumeuses solitudes de la grande île de Sakhaline, au nord du Japon. Plusieurs milliers de forçats sont déjà installés dans cette ultima Thule du vieux continent dont les neiges recouvrent de riches mines de charbon. Le voyage se fait d’Odessa par mer, ce qui est plus rapide et moins dispendieux que le transport par terre au cœur de la Sibérie. Singulière ironie, les premiers bateaux employés à ce service appartenaient à la flotte patriotique, achetée par souscription, lors des craintes de conflit avec l’Angleterre

  1. M. Vénioukof, Rossia i Vostok, p. 74-75. La plupart des déportés n’ont pas de famille ; et un fort petit nombre se livrent à la culture du sol. Dans les communes rurales du gouvernement de Tobolsk, 9579 déportés n’exploitaient en tout qu’une étendue de 775 désiatines, soit moins d’une désiatine (1 hectare 9 ares} par dix déportés. On voit l’insuffisance de ce résultat au point de vue agricole.