Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/485

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et à demi dévoyée permit à un journaliste de s’ériger en juge et en conseil des actes du gouvernement, de louer ou de censurer les choses ou les personnes, et, fort de l’appui de l’opinion, de soumettre à son ascendant le monde officiel comme le pays, sans souci des résistances du tchinovnisme. Jamais peut-être spectacle aussi insolite ne s’était vu sous un gouvernement absolu. Un jour la publication de la Gazette de Moscou fut interdite par le ministère ; le journal suspendu n’en continua pas moins à paraître publiquement ; le journaliste finit par avoir raison du ministre.

La presse a ainsi été une puissance avant d’avoir aucun droit reconnu. Une tolérance plus ou moins éclairée ne lui pouvait longtemps suffire. Elle avait largement contribué à la discussion des réformes, il était juste qu’elle en profitât ; elle attendait, elle aussi, son émancipation. Les nouveaux règlements judiciaires semblaient faits pour encourager ses prétentions ; elle rêvait de n’être plus soumise qu’à des tribunaux réguliers, et, comble de témérité, on affirmait, on imprimait que la parole écrite ne devait relever que du jury. Ces ambitieuses espérances, plus d’une fois exprimées depuis, devaient être déçues. Au lieu d’en remettre le sort au jury ou aux tribunaux ordinaires, le gouvernement a jusqu’ici maintenu la presse sous la tutelle administrative. Il lui a laissé des franchises sans lui reconnaître de droits. La censure n’a pas été supprimée, on s’est contenté d’en limiter le champ, et, si la presse a moins à souffrir de l’arbitraire, on lui a refusé les garanties de la loi et de la justice.

Au sortir de la censure de Nicolas, il était facile au pouvoir de paraître libéral, tout en gardant dans ses mains le sort des livres et des journaux. Rien en Europe n’égalait les sévérités des règlements en vigueur depuis 1828, rien, si ce n’est l’index romain avant la révolution italienne ; car, en Russie, l’autocratie laïque n’a jamais eu, pour la pensée et la science, les mêmes rigueurs que pour la poli-