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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/516

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le mot de Gogol, suintent à travers leur rire. Serait-îl vraî que la littérature, l’art, la science profitent des loisirs que ne leur dispute pas la politique quotidienne, il n’en serait pas moins certain que, sous un tel régime, littérature, histoire, philosophie, critique sont dénaturées, défigurées, rapetissées par des passions ou des visées qui ne sont point faites pour elles et qui, ne pouvant se montrer librement, se cachent derrière elles comme derrière un paravent ou un masque. Le roman, le conte, la poésie s’ouvrent à des préoccupations qui eussent dû leur demeurer étrangères ; tout le vaste champ des lettres est subrepticement envahi par cette mauvaise herbe de la politique, bannie de son terrain naturel. Poètes et romanciers, dédaignant de raconter, de toucher, de peindre, se drapent en réformateurs sociaux, se guindent en apôtres de l’idée, s’équipent en chevaliers du progrès. Ainsi en a-t-il été en Russie aux époques où la presse a eu le moins de liberté. Mal à l’aise dans le journal ou dans les traités spéciaux, la politique s’installait dans la critique ou dans l’histoire ; elle s’insinuait dans les nouvelles, se glissait dans le drame et la comédie : telle l’eau, arrêtée par une digue qu’elle ne peut emporter, s’infiltre dans toutes les terres voisines. À y bien regarder, à saisir les intentions, il y en avait partout : l’esprit de parti a de cette façon trop souvent corrompu et vicié ce qu’il prétendait animer : critique, histoire, belles-lettres.

De là, dans la Russie contemporaine, comme dans l’Italie antérieure à 1860, la longue vogue de ce qu’on appelle la littérature à tendances. Nulle part au monde l’art pour l’art, et, ce qui est plus grave, nulle part la science pour la science, le beau et le vrai pour eux-mêmes, n’ont eu moins de prise sur les esprits. À cet égard, le pays de l’Europe où la politique tient légalement le moins de place ressemble fort à ceux où la politique a fini par tout envahir, tant il est vrai que parfois les extrêmes se touchent. Ce qu’on cherchait dans l’étude du passé ou de l’étranger,