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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/515

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contestable supériorité à la subordination de la politique. C’est à la censure que la Russie est redevable du grand, de l’unique Bêlinski[1]. Sous un autre régime Bêlinski n’eût été, comme tant d’autres, qu’un simple polémiste de journal. Cela est si vrai que, depuis qu’on a étendu les droits de la presse, la critique n’a plus chez nous ni la même puissance ni la même valeur. Et, dans votre France même, où la politique tient tant de place, on pourrait dire qu’il n’y a plus de critique[2]. Sainte-Beuve a bien fait de mourir avec le second Empire. Croyez-moi, monsieur, l’esprit comme le corps peut trouver profit à des privations qui ne dépassent point ses forces. Voyez notre presse ! Qu’a-t-elle gagné à être délivrée de la censure préventive ? elle s’est de plus en plus abaissée et avilie ; elle a cherché le succès dans les nouvelles à sensation et dans le scandale ; elle est devenue un instrument de diffamation et de chantage ; elle est tombée dans la licence avant même d’être libre. Aussi n’a-t-elle jamais été moins considérée. À cette émancipation tant vantée de la pensée, l’art, les lettres et le journalisme même ont peut-être plus à perdre qu’à gagner. Pour l’intelligence, comme pour la morale, tout n’est pas bénéfice dans la liberté. »

À ce langage j’aurais eu bien des choses à répondre, si en pareille rencontre je n’eusse préféré écouter et faire parler. J’aurais pu demander si la grossièreté et les violences de la presse de Pétersbourg ou de Moscou n’étaient pas la condamnation d’un régime qui tolère plus facilement les incursions dans la vie privée que l’exploration de la vie publique. J’aurais pu en appeler à la littérature russe, à sa tristesse et à son ironie, aux souffrances, à l’exil, à la fin prématurée ou à la vieillesse découragée de ses plus illustres écrivains, aux larmes latentes qui, selon

  1. Écrivain mort peu de temps avant la révolution de 1848.
  2. Si mon interlocuteur eût connu les écrivains de la nouvelle génération, MM. Bourget, Brunetière, de Vogué, par exemple, il n’eût pas tenu ce langage.