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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/518

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vesties, les plus nobles vérités prenaient, dans leur romanesque déguisement, quelque chose de faux, de suspect, de chimérique qui les rendait méconnaissables. Sous prétexte de mettre l’imagination avec la fiction au service des idées sérieuses, cette littérature de propagande introduisait le sentiment et l’imagination, avec leurs entraînements et leurs illusions, dans le domaine où, étant le moins à leur place, ils sont le plus pernicieux. Aux questions qui exigent les méthodes les plus sévères, l’esprit dressé à une telle école s’habituait à mêler des idées vagues, des pensées troubles, des songes désordonnés. C’était moins avec la raison et l’expérience qu’avec la fantaisie et la sensibilité que l’on faisait de la science sociale, et, pour le lecteur, cette manière de toucher aux grands intérêts publics, qui à la censure paraissait la plus innocente, était la pire de toutes, parce qu’elle était la plus équivoque et la plus décevante.

Un pareil inconvénient est loin d’être particulier à la Russie ; mais de telles prétentions sont bien plus à redouter, pour la raison publique, dans un pays où il est plus facile d’aborder les grands problèmes d’une façon détournée, sous forme dramatique ou romanesque, que de les traiter à fond, avec une méthode rationnelle et scientifique, — dans un pays où il a été longtemps plus aisé au conteur ou au romancier de décrire les plaies elles souffrances du peuple qu’à l’économiste ou au philosophe d’y chercher des remèdes. Qu’on imagine que, sous Alexandre II, le domaine économique n’était pas toujours plus accessible que la sphère politique ; que l’administration, à maintes reprises, s’est donné la peine d’inviter les journaux à ne pas insérer trop d’articles ou de correspondances sur la misérable situation des paysans et des ouvriers ; que c’est seulement sous le court ministère du général Loris Mélikof que la presse a pu revenir avec un peu de liberté à cette grande question rurale : et l’on ne sera pas surpris si les romans et nouvelles dégénéraient si souvent en brochure politique