Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/519

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ou sociale. Depuis vingt-cinq ans, il est vrai, on a néanmoins imprimé beaucoup d’ouvrages traitant ex professo de toutes les réformes ; mais alors même la peur de déplaire et d’être poursuivi engage les écrivains à se maintenir le plus possible dans la sphère aérienne des généralités et des abstractions, où ils ont moins de chance de se heurter aux choses et aux hommes, plutôt que d’analyser les faits réels et concrets, les pratiques du gouvernement et de ses agents. En Russie, il a toujours été moins dangereux d’émettre une théorie avancée, radicale même, que de s’attaquer du bout de la plume aux abus existants ou aux personnages en place.

Les écrivains qui échappent le plus aisément à la répression sont ceux qui, en pervertissant ou faussant l’esprit public, ont l’adresse de flatter ou de ménager l’autorité. Et quand cela ne serait point, ce goût pour les thèses générales, naturellement entretenu par la censure, est d’autant plus fâcheux qu’il n’est que trop conforme aux penchants du caractère national. Ainsi se trouve fortifiée, par le gouvernement même, cette inclination aux raisonnements sur table rase, aux déductions absolues, qui partout est un des principes de l’esprit révolutionnaire, de l’esprit radical. Par ce côté, le régime russe se rencontre singulièrement avec notre ancien régime, qui, lui aussi, avait dressé ses sujets aux spéculations théoriques en ne leur laissant de liberté que dans le champ des rêves[1]. Et, le terrain politique étant plus glissant et scabreux, c’est sur le terrain social que les théories se donnent le plus librement carrière ; ainsi se développent et se répandent dans le pays les penchants socialistes, déjà favorisés par cerlaines traditions, par certains traits de l’organisation communale.

Ce n’est pas tout encore. Pour cerlaines matières, pour celles qui importent le plus au gouvernement, le manque

  1. Voyez, dans le volume intitulé la Révolution et le Libéralisme (Hachette, 1890), notre étude sur M. Taine et les principes de la révolution.