Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/521

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Pour résumer les effets d’un pareil régime, je dirai qu’il tourne à la fois contre l’autorité les bons sentiments et les mauvais instincts ; il éveille contre elle les défiances de l’esprit et les générosités du cœur, en même temps qu’il donne aux opinions suspectes la pénétrante saveur du fruit défendu et le fascinant prestige du courage. Ce qui est permis devient fade et fastidieux, ce qui est prohibé devient intéressant et sympathique.

La Russie actuelle nous montre combien décevante est toute dictature des esprits : elle énerve ce qu’elle veut fortifier, elle renforce ce qu’elle prétend détruire. C’est à elle que revient assurément une bonne part de la faveur que rencontrent les idées révolutionnaires les plus risquées, dans les classes les plus instruites de la société. Si jusqu’ici la stabilité de l’État n’en a pas été ébranlée, c’est que la majorité de la population, étant illettrée, n’en ressent pas les effets. Pour qu’un tel régime réussît, il faudrait qu’il arrivât à étouffer dans leurs principes les idées réprouvées du pouvoir. Or, alors même que la censure n’en laisserait point passer les germes à travers ses tamis et ses cribles, les semences en seraient apportées par les vents du dehors ou les pas de l’étranger.

Un homme, l’empereur Nicolas, a durant trente ans appliqué le seul système logique, isolant la Russie de l’Europe, essayant d’y murer ses sujets comme dans un parc clos. Quand il empêchait les Russes de sortir de ses États et les étrangers d’y entrer, Nicolas suivait le seul procédé qui pût rendre sa censure efficace[1]. Par malheur, on ne

    d’autres journaux conservateurs que ceux qui s’inspirent des doctrines slavophiles ou ultra-nationales, et ceux-là font parfois de l’opposition à leur manière.

  1. C’est pour cela que Nicolas avait élevé démesurément le prix des passe-ports à l’étranger, et qu’il les refusait au plus grand nombre de ses sujets. J’ai connu un sujet russe des provinces occidentales qui, durant quinze ans, avait vainement sollicité l’autorisation d’aller aux eaux de Bohême. « Nous avons des sources thermales dans l’empire, au Caucase par exemple, lui ré-pondait-on. Vous voulez prendre les eaux ; allez au Caucase. »