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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/520

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de liberté semble avoir altéré le sens critique. En supprimant la contradiction, on a habitué l’esprit à recevoir, sans les peser, toutes les idées spécieuses ou séduisantes, on a accru le goût pour les sophismes, pour les nouveautés ou les témérités, on a encouragé la vogue des doctrines extrêmes entre lesquelles il ne reste plus de place pour les opinions modérées. Au lieu de s’arrêter à un sage libéralisme, l’intelligence russe s’est précipitée tête baissée vers Jes solutions outrées, avec d’autant plus d’empressement que plus suspects sont ceux qui lui signalent la profondeur de l’abîme où elle court s’engloutir. Quand les gouvernements veulent assurer « aux saines doctrines » une sorte de privilège ou de monopole, ils en déconsidèrent et en affaiblissent les défenseurs, qui ont l’air de combattre à l’abri d’un bouclier officiel. Un régime qui prétend fermer la bouche à l’erreur ôte toute autorité aux principes et aux dogmes qu’il fait prêcher. Là où la critique n’est pas libre, l’esprit peu cultivé s’imagine aisément qu’avec plus de tolérance les opinions prohibées triompheraient sans peine de leurs adversaires. La crainte qu’en montre le pouvoir leur donne quelque chose de plus imposant ; l’ombre ou les ténèbres où elles sont obligées de s’abriter, leur font attribuer une vertu dont le grand jour les pourrait seul dépouiller. Par contraste, les doctrines protégées ou simplement admises prennent un air officiel ou officieux, quelque chose d’obséquieux ou de servile, qui en dégoûte et éloigne le public, la jeunesse surtout[1].

  1. Rien de plus instructif, à cet égard, que l’histoire du Béreg, feuille fondée, en 1880, sur l’initiative d’Alexandre II. Son directeur, M. Tsitovitch, professeur à Odessa, s’était signalé, en 1879, par une ou deux brochures que le général Totleben avait portées à Livadia. « Voilà un homme de courage », avait dit l’empereur, de M. Tsitovitch. Il se l’était fait présenter et lui avait fait remettre des fonds pour la création d’un journal, destiné à combattre le radicalisme. Malgré le talent de sa rédaction, cette feuille, dont le directeur avait été mis à l’index par ses confrères, n’a pu, faute d’abonnés et de lecteurs, vivre plus d’un an. C’est en vain que, pour lui donner quelque popularité, l’administration l’avait un jour frappée d’un avertissement. En fait, aucun journal gouvernemental n’a jusqu’ici pu réussir ; il n’existe