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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/548

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Beaucoup, sous ce nom de peuple, n’ont en vue qu’une sorte d’abstraction, à demi tirée des livres, à demi forgée dans leur cerveau. Selon la remarque d’un penseur russe[1], leur conception à cet égard est même parfois formée d’après un type étranger. Le peuple de leurs rêves est plutôt la plèbe urbaine, l’ouvrier citadin de l’Occident, auquel s’adressent d’ordinaire nos démocrates, que le peuple encore tout rural de la Grande-Russie. Une partie de leurs méprises vient de cette confusion, dont ils ne sont plus les derniers à s’apercevoir. Pour prêcher la révolution au peuple russe, il faut, sous peine d’être incompris, d’autres formules et une autre langue qu’en Occident.

Au milieu des paysans ou des ouvriers qu’ils prétendent catéchiser, les prédicateurs de la révolution ressemblent fort à des missionnaires débarqués sur une plage lointaine et prêchant un culte inconnu à des hommes qui ne les entendent point ; ou encore aux membres des sociétés bibliques distribuant à des illettrés des Bibles et des tracts. Aussi que de tristes mécomptes ! que de dures épreuves et d’amères déceptions pour les plus ardents apôtres de l’évangile socialiste ! Comment mettre à la portée du peuple des idées toutes nouvelles pour lui ? Les termes mêmes du vocabulaire révolutionnaire lui sont souvent incompréhensibles, et, s’il connaît les mots, les notions qu’ils expriment lui échappent. « Qu’a-t-il dit, dans son baragouin, ce Français ? s’écrie, dans les Terres vierges de Tourguénef, un paysan qui vient d’être assailli de déclamations révolutionnaires. — Je m’étais installée à la campagne, près d’Oufa, écrivait à l’un de ses complices une condamnée politique ; mais j’ai dû quitter le pays, on m’y prenait pour une sorcière[2]. » Et, dans un récit postérieur, une femme qui s’était engagée comme servante dans une ferme, afin,

    culture. » (Fragment d’un curieux mémoire, trouvé chez un « propagandiste » du nom de Tsvilinef et cité dans un procès de 1877.)

  1. M. Kavéline : Krestianskii Vopros (Vésinik Evropy, fév. 1881).
  2. Procès jugé en décembre 1877.