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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/547

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La propagande radicale venant d’en haut, de la jeunesse des écoles surtout, le grand problème pour les agitateurs est de la faire pénétrer dans les classes illettrées, méfiantes de la science incrédule, dans le peuple qui, loin de s’ouvrir à la révolution, se refuse à en comprendre l’esprit. C’est qu’en effet, entre les épaisses couches populaires qui forment le fond de la nation et la mince écorce civilisée de la surface, il y a moralement un intervalle énorme ; on dirait que la dernière ne repose point sur les premières, ou mieux, il n’y a entre elles qu’une simple superposition sans aucune adhérence, aucune pénétration des couches inférieures par celles d’en dessus. Ici se montre toute l’importance du dualisme social qui, depuis Pierre le Grand, semble avoir coupé l’empire en deux[1]. Il y a dans l’État deux nations presque aussi différentes que si l’une avait été conquise par l’autre, deux Russies presque aussi étrangères que si elles étaient séparées par la race, la langue, la religion.

C’est au nom du peuple que les révolutionnaires ont déclaré la guerre à l’autocratie, et ce peuple, dont ils se proclament les champions, loin de les regarder comme ses mandataires, les ignore, les méconnaît, les trahit. Entre eux et lui, il y a une inintelligence presque réciproque, une sorte d’incapacité de s’entendre et d’agir en commun. Ce peuple encore tout primitif, avec lequel ils s’efforcent de se mettre en contact, ils ne le connaissent ou ne le comprennent souvent pas mieux qu’ils n’en sont eux-mêmes compris. Oubliant qu’il est absorbé par ses besoins physiques, en dehors desquels rien ne lui est accessible, les novateurs lui supposent des facultés dont il est dépourvu et des aspirations qu’il n’éprouve point[2].

  1. Voyez tome I, liv. IV, chap. iv.
  2. « Le radicalisme russe est quelque chose d’abstrait, fondé sur l’ignorance de la nature et des besoins du peuple, chez lequel les besoins sont réduits à un tel minimum que, pour le décider à protester, il faut une misère excessive, et que, pour le faire taire, il suffit de concessions insignifiantes ; et cela ne changera point tant que le peuple n’aura pas atteint un certain degré de