Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/565

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vernement dont ils escomptent la tolérance ou la négligence[1]. C’est la période idéale et idyllique du « nihilisme », l’évangélisation des masses par les jeunes enthousiastes dont nous avons déjà esquissé les traits et le caractère[2]. Vers la fin de 1878 tout est subitement changé : au lieu de mystérieuses prédications au moujik et à l’artisan, au lieu de l’obscur apostolat des classes ouvrières, des complots meurtriers, des attentats inouïs répétés coup sur coup. Chose singulière, les héros des deux époques étaient en grande partie les mêmes ; les assassins étaient les survivants des propagandistes qui semblaient se piquer d’imiter la résignation des martyrs du christianisme, comme ils en imitaient le renoncement. Comment ces agneaux s’étaient-ils si vite changés en loups dévorants et l’idylle en sanglante tragédie ?

Cette brusque métamorphose a été accomplie par l’arrestation, par la déportation de la plupart des propagandistes. Dans l’intervalle, des procès retentissants avaient jeté au fond des prisons ou de la Sibérie l’élite des jeunes utopistes. Ces procès, comme celui des 193 à Moscou en 1878, avaient arraché les socialistes à leurs rêves de prédication pacifique et de réforme sociale, sous les yeux indifférents de l’autocratie. Non content de leur refuser le privilège d’une liberté, qu’il n’accordait à personne, le gouvernement impérial s’était montré envers eux d’une sévérité que n’eussent pas égalée la plupart des « États bourgeois » de l’Occident. Ces hommes, qui semblaient d’abord prendre modèle sur l’apostolat d’une religion de paix, s’inspirèrent tout à coup des exemples de l’antiquité païenne et des traditions révolutionnaires. Aigris par des rigueurs parfois illégales et des condamnations souvent

  1. Sur cette période de propagande pacifique, on peut lire dans la Deutsche Rundschau, de juin 1881, un rapport secret, rédigé en 1875 par le comte Pahlen, alors ministre de la Justice. Comparez Terrorism i Svoboda, 1880, et le Tyrannicide en Russie, de N. Dragomanof, Genève, 1881.
  2. Voyez tome I, livre III, chap. iv.