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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/568

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quelles se classent encore aujourd’hui les révolutionnaires russes. De ces deux fractions aux tendances rivales, la plus audacieuse, la plus énergique devait naturellement, dans l’ardeur de la lutte, devenir prédominante. Entre elles, du reste, le désaccord portait plutôt sur la forme que sur le fond, sur les moyens que sur le but. Les hommes du Tcherny Pérédel, confessant que la révolution ne pouvait être accomplie que par des secousses violentes, ont fourni plus d’un auxiliaire aux sectateurs de la Volonté du peuple. Ces derniers, par contre, tout en glorifiant la terreur comme le seul moyen de punir l’arbitraire gouvernemental et de manifester la force du parti, ont maintes fois déclaré qu’à leurs yeux la violence n’était justifiée que lorsqu’elle était dirigée contre l’oppression et le despotisme[1]. De ces deux fractions, la moins belliqueuse était plus purement socialiste et plus rurale, l’autre plus citadine et plus politique.

Dans la lutte sanguinaire entreprise contre le pouvoir, les révolutionnaires, en effet, n’avaient pas seulement changé de tactique et de procédés, mais aussi de point de vue. Ces anciens contempteurs des libertés « bourgeoises » de l’Europe avaient découvert que la liberté politique, dont ils faisaient fi, pouvait avoir du bon, ne fût-ce que comme garantie contre l’arbitraire administratif et comme instrument de libre propagande. Cette conception, nouvelle dans le « nihilisme », en modifiait radicalement le caractère. Du vague et nuageux domaine de l’utopie, la lutte contre le pouvoir avait glissé sur le sol de la politique

    oblige de traduire Tchery Pérédel par le Partage noir. Ce terme, emprunté à la langue populaire du Haut Volga, veut dire partage général.

  1. Voici comment s’exprimait l’organe des terroristes à propos de l’assassinat du président Garfield aux États-Unis : « Dans un pays où la liberté personnelle des citoyens permet de lutter pacifiquement pour une idée, où la libre volonté du peuple non seulement édicté les lois, mais choisit les gouvernants, le meurtre, comme moyen de lutte politique, équivaut au despotisme dont le renversement est le but du parti révolutionnaire en Russie. » (Narodnaïa Volia, no 6, 1881.)